Des séminaristes lors de la messe de rentrée du séminaire, en septembre 2021, à Saint-Germain l'Auxerrois. © Marie-Christine Bertin / Diocèse de Paris.
Des séminaristes lors de la messe de rentrée du séminaire de Paris, à Saint-Germain l'Auxerrois, à Paris, en septembre 2021. © Marie-Christine Bertin / Diocèse de Paris.

« Ça a été une déflagration » : à Paris, les futurs prêtres face au choc des abus sexuels

Intégrer l’Église, malgré tout : au séminaire de Paris, près de 80 jeunes hommes se préparent à rejoindre une institution humiliée par la répétition des scandales d’abus sexuels. Un héritage qu’ils sont contraints d’assumer et qui va profondément marquer leur ministère.

« Est-ce que je vais devenir pédophile ? » En 2016, Paul a 25 ans. Tout juste diplômé de Polytechnique, il s’apprête à entrer au séminaire de Paris. Une évidence pour lui, qui a fait l’expérience de Dieu dès l’âge de sept ans, pour sa première communion. Mais, au moment de franchir le pas, il est brusquement saisi par un doute : ne risque-t-il pas de mal tourner ? Comme Bernard Preynat, ce prêtre lyonnais dont on commence tout juste à parler dans les médias, accusé d’avoir agressé sexuellement des dizaines de jeunes garçons au cours de sa vie ? « Non, ne t’inquiète pas, ça ne t’arrivera pas, le rassure un prêtre. On ne devient pas pédophile du jour au lendemain ».

Cette question, de nombreux séminaristes parisiens que nous avons rencontrés se la sont posée. Elle plane comme une ombre au-dessus de ces sept années de formation à la prêtrise, marquées par la répétition des scandales : il y a d’abord eu l’affaire Preynat, donc, qui a inspiré le film Grâce à Dieu, sorti en 2018. Puis les Religieuses abusées, un documentaire de 2019 traitant des violences sexuelles commises par des religieux contre des religieuses, ou l’enquête contre Jean Vanier, le fondateur de l’Arche, accusé d’avoir abusé de plusieurs femmes. Dernier épisode en date : le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), présidée par Jean-Marc Sauvé. Remis en octobre 2021 après plus de deux ans d’enquête, il estime qu’au moins 216 000 mineurs ont été victimes de religieux en France depuis les années 1950.

« Pour moi, ça a été une déflagration, j’étais abasourdi. Ensuite j’ai lu les témoignages. Et j’ai pleuré… », confie Paul, la gorge nouée et les yeux embués. Plus de six mois après la publication du rapport, la douleur est encore vive : « tout le monde peut mesurer l’horreur de ce qui a été commis mais je pense que seuls les croyants peuvent en toucher la véritable noirceur : quand j’ai lu que des abus avaient été commis pendant la confession, ce moment si beau où l’on fait l’expérience concrète du pardon de Dieu, j’ai été glacé ».

« Quelque chose de radical »

A-t-il pensé à rejeter l’appel de Dieu ? « Les jours suivants la remise du rapport, je pleurais sur mon vélo en partant en cours, raconte le jeune homme. Je me demandais ce que je faisais là, si tout ça avait encore un sens... Mais je ne me suis pas dit que j’allais partir. Ce qui m’a fait rester, c’est mon attachement au Christ ».

Malgré la honte, ces jeunes hommes âgés de 23 à 33 ans n’entendent donc pas renoncer à leur volonté de devenir prêtre. Un appel qu’ils sont chaque année un peu moins nombreux à ressentir : de 976 en 2000, le nombre de séminaristes diocésains en France a chuté à 619 en 2020. Depuis 2015, quatre séminaires (à Caen, Bordeaux, Lille et Metz) ont dû fermer faute de candidats ou de formateurs.

Carte de France des séminaires. © Pierre Hardy

Dans un pays où les églises n’en finissent pas de se vider, « il y a quelque chose de radical dans la volonté de ces jeunes de devenir prêtre, estime le père Jean-Christophe Meyer, secrétaire général adjoint à la Conférence des évêques de France (CEF). Ceux qui entrent au séminaire aujourd’hui n’y entrent pas simplement parce que c’est une éventualité dans leur tête, mais parce qu’ils ont un vrai engagement spirituel, un fondement dans la prière très fort et un réel désir d’entrer dans la mission de l’Église ».

Suspicion permanente

Parmi eux, certains ont grandi dans la foi catholique, d’autres l’ont découverte sur le tard. Erwan trempe dans le milieu de la techno, « avec les filles d’un soir, la coke et tout ce que tu veux », avant de se convertir lors d’un festival chrétien à Paray-le-Monial (Bourgogne). Il abandonne ses études de médecine militaire et intègre le séminaire de Paris en 2019. Diplômé d’une grande école de commerce parisienne, Maxime vit quant à lui sa « révolution intérieure » au début des années 2010 en se confessant, pour la première fois de sa vie, au cours d’un week-end de retraite à Vézelay, dans l’Yonne.

Confirmé adulte, il part vivre un an avec des prêtres missionnaires au Bénin, en Inde et au Brésil avec le désir de servir les pauvres. À son retour, il est embauché dans un cabinet de conseil en stratégie. Mais l’appel à la prêtrise finit par le rattraper. En 2016, il entre au séminaire à 28 ans. « Quand je l’ai annoncé dans mon cabinet de conseil, on ne me faisait que des blagues sur les prêtres pédophiles. C’était hallucinant », se souvient le jeune homme. Il y a aussi cette amie, non croyante. Maxime lui fait part de sa décision. Elle tente de le dissuader en avançant que « 50 % des prêtres sont pédophiles ». « Je ne leur en ai pas voulu parce que je sais qu’ils ne connaissent pas la réalité de l’Église, moi elle m’a sauvé », explique Maxime.

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Erwan

Beaucoup ont dû faire face aux réticences de leurs proches, dont l’esprit est imprégné des scandales de pédocriminalité. Aucun n’a hésité. « On est portés par un amour tellement fort du Christ et de l’Église, que c’est plus fort que toutes les noirceurs », poursuit Maxime.

Quand même. Il faut bien la porter, cette suspicion permanente qui colle à la soutane. « Au début, ça me rendait fou de savoir que j'allais être assimilé à un pédophile, reconnaît Paul. Aujourd'hui j’assume. Parce que c’est comme ça. Parce que je pense que c’est ma vocation, et j’accepte la part de souffrance qui s’y associe. »

« Le poids des horreurs »

Comme Paul, Hadrien est prêt à porter « le poids des horreurs » commises par ses pairs. Issu d’une famille catholique mais non pratiquante, il redécouvre la foi pendant sa première année de licence d’histoire à la Sorbonne. Après avoir envisagé de devenir moine, il choisit finalement le séminaire de Paris. Il y est vite confronté aux conséquences de la situation : comment interagir avec les plus jeunes, quand la moindre tape dans le dos d’un enfant de chœur vous vaut des réflexions de paroissiens en colère, à la sortie de la messe ?

Hadrien se souvient d’un camp scout, un été. Un enfant traîne sous la douche. Pour ne pas risquer de se retrouver seul avec lui, l’animateur embarque deux garçons à sa suite. Problème : l’alarme incendie se déclenche et tous deux prennent la fuite, abandonnant Hadrien avec cet enfant, complètement nu. « J’ai essayé de me rappeler comment faisaient mes parents quand j’étais petit. Lui tourner le dos, lui jeter la serviette, lui dire de s’habiller. Sur le moment je n’y ai pas pensé, mais ensuite je me suis rendu compte que, malgré toutes les précautions du monde, on n’est jamais à l’abri. »

« Un truc qui me fait flipper, c’est d’être accusé faussement »

« Un truc qui me fait flipper, c’est d’être accusé faussement », admet Erwan, qui a vécu une expérience similaire. En camp, une bande d’adolescentes tardent à rejoindre le reste du groupe. La seule animatrice s’étant absentée, c’est Erwan qui s’y colle. Il toque à la porte du dortoir. Pas de réponse. Le jeune séminariste finit par ouvrir, en prenant soin de se placer derrière la porte. Les filles sortent en ricanant : « tu nous a vues toutes nues ! ». « C’était faux, mais c'est parole contre parole… », soupire-t-il.

Opportunité

Le contexte a entraîné une vigilance plus grande à l’égard de toutes les formes d’abus. Pris d’un doute face au comportement d’un responsable de camp, Maxime n’a pas hésité à aller en parler à un supérieur. Le jeune homme met toutefois en garde contre la « culture du soupçon permanent ». « C’est comme si j’imaginais que tout le monde était positif au Covid : dans ce cas, on n'entre plus jamais en relation avec personne ». « Il faut toujours avoir une présomption de bienveillance, sinon il n’y a pas de dialogue possible », juge-t-il.

Evolution du nombre de séminaristes en 20 ans. © Pierre Hardy

En trois ans, le recteur du séminaire, le père Olivier de Cagny, affirme n’avoir jamais eu à faire de signalement au procureur de la République. Il se dit toutefois « attentif à la convergence de signaux faibles », et indique réfléchir à la mise en place d’une évaluation psychologique systématique pour les candidats au séminaire. L’une des recommandations du rapport Sauvé.

Car si la publication du document a d’abord été un choc, elle ouvre aussi une « opportunité géniale de transformer les choses », souligne  Erwan. Un enthousiasme partagé par Maxime : « j’ai hâte de voir comment on va changer : il y a soixante ans, les prêtres étaient loin d’imaginer ce à quoi ressemble l’Église aujourd’hui. Ils n’imaginaient pas Vatican II, les nouvelles communautés ou la manière dont les laïcs ont pris des responsabilités… » Et de conclure : « en tant que futur prêtre, c’est notre devoir de participer à la construction d’une Église plus proche du Christ, plus proche des pauvres. Plus sûre tout simplement ».

Cet article a été récompensé par le prix de l'Association Professionnelle des Journalistes d’Information sur les Religions (Ajir) en 2022.